«Il nous a rendu la liberté». Parmi la petite foule massée mercredi devant la cathédrale Saint Sauveur à Moscou, pour rendre un dernier hommage à Boris Eltsine, c’était la phrase qui revenait le plus souvent. «Boris Eltsine a fait de la Russie un pays libre, un bon pays» explique Vitaly, 39 ans, venu tout exprès par train de nuit de Saint-Pétersbourg à Moscou pour prendre congé du premier Président russe, mort lundi à l’âge de 76 ans.
«Il nous a rendu la liberté de croire en Dieu. C’est important pour moi, qui suis croyant» poursuit Vitaly, devant cette cathédrale en forme d’immense meringue qui fut justement reconstruite sur décision de Eltsine en 1992, après avoir été dynamitée sous Staline. Pour beaucoup de Russes, Eltsine n’est-il pas aussi le fossoyeur de l’URSS, qui permis un capitalisme débridé et l’enrichissement des oligarques?
«Et alors?, répond Vitaly. Moi-même, je suis commerçant. Un futur petit oligarque! Grâce aux libertés qu’il a données, chacun peut maintenant développer son petit business, gagner sa vie comme il veut!» Plusieurs centaines de dignitaires du monde entier, à commencer par les anciens présidents américains, George Bush (le père) et Bill Clinton et la plupart des dirigeants actuels des pays de l’ex-URSS ont assisté ce mercredi à la cérémonie à la cathédrale, qui était le premier enterrement religieux d’un dirigeant russe depuis celui du tsar Alexandre III en 1894.
Contrairement aux dirigeants de l’Union soviétique, enterrés devant le Kremlin, sur la Place rouge, Boris Eltsine doit ensuite être mis en terre au cimetière de Novodevitchi, cimetière des personnalités, où reposent aussi les écrivains Anton Tchekhov ou Nikolaï Gogol. «Enterrer au Kremlin le président qui a mis fin à l’époque soviétique n’aurait pas été conforme à son statut» expliquent les collaborateurs de l’actuel président Vladimir Poutine, qui ont organisé les funérailles.
Quelque 20.000 simples citoyens russes sont aussi venus s’incliner devant le cercueil de Boris Eltsine, présenté ouvert selon la tradition orthodoxe, a estimé la police moscovite. Un nombre qui reste très modeste par rapport aux grands enterrements de l’époque soviétique. Nikolaï, retraité de 63 ans venu rendre hommage au «Président qui nous a libéré», se souvient encore des obsèques de Staline en 1953, et des centaines de milliers citoyens soviétiques en pleurs qui s’étaient alors massés à Moscou: «Je n’avais que 10 ans, mais je me rappelle encore qu’il y avait des gens jusque sur les toits», raconte-t-il.
Dans les années 1990, Eltsine était venu inspecter le chantier de cette cathédrale du Christ Sauveur, dont Nikolaï a coulé le béton. «Nous avions travaillé jour et nuit, par roulement de trois équipes, se souvient-il. Alors Eltsine nous a dit: vous étiez trois équipes? Il faudra donc trois tonneaux de vodka!». Après l’inspection présidentielle, la vodka n’a pas été livrée, mais Nikolaï en garde pourtant bon souvenir: «C’était une blague! Eltsine savait plaisanter.» Beaucoup plus grave, Boris, 16 ans et déjà étudiant en médecine, est l’un des rares jeunes à être venu saluer la dépouille de son «premier président»: «Grâce à Eltsine, je ne vis pas dans un pays communiste. Je vis aujourd’hui dans une démocratie, une bonne démocratie, souligne-t-il. Car son successeur, Vladimir Poutine, a encore amélioré son oeuvre».
Devant la cathédrale Saint Sauveur, la plupart des Moscovites passaient pourtant ce mercredi sans s’arrêter, ni prêter grand intérêt à l’évènement. «Il avait promis de bonnes retraites!, se souvient Alexandre, électricien de 67 ans, passant devant Saint Sauveur sans même lui accorder un regard. Et à cause de lui, à bientôt 70 ans, je suis encore obligé de travailler pour vivre. Ma retraite n’est que de 3500 roubles (100 euros, ndlr)» s’indigne-t-il, continuant par une bordée d’injures à l’égard du défunt et lui souhaitant les pires tourments en enfer.
«Souvent le peuple russe ne comprend pas ses libérateurs, conclut Boris Nemtsov, libéral qui fut vice-premier ministre sous Eltsine, rassurant: Avec le temps, Eltsine retrouvera sans doute sa juste place dans l’Histoire».