«B ordel à queue» ? «Morue vérolée ? «Putain de charogne ? » Ouuuuuh que ça fait du bien de les voir écrits, de temps en temps, ces «gros mots», dans une société ravagée par le politiquement correct et la langue de bois. A la mode, l'insulte ? En tout cas très présente (et on ne parle même pas des affaires de «racaille»).
Après un colloque organisé sur le sujet en mars 2007 à Paris XIII (1), Gilles Guilleron, prof de lettres et auteur du Bac français pour les nuls , sort un Petit livre des gros mots (First éditions), réjouissant abécédaire d'«abruti» à «zonard» en passant par «enflure». Certes, en 146 pages, le bref ouvrage ne couvre pas toute la richesse de la langue verte et effleure brièvement l'immensité de la langue de San Antonio. Mais il permet de pressentir la fonction essentielle de l'injure : «constituer un espace linguistique préservé» dans la liberté et la violence verbale.
Tout le monde, de l'homme politique à l'ado, vous et moi, est passé dans cet espace finalement indispensable. Dire ou prononcer certains mots (notamment les gros mots sexuels, omniprésents), c'est provoquer une petite explosion (saine et jouissive) dans la norme. C'est aussi mettre en avant la puissance évocatrice des mots. «Maison de tolérance, matière fécale !» est totalement sans effet à côté de sa version grossière : «Bordel de merde !» Une bon Dieu d'interview.
Pourquoi un livre sur les insultes ?
Par intérêt personnel pour les pratiques à «la marge» du langage : de ce point de vue, l'insulte, comme la poésie, représente un usage et un écart fortement individualisés de la langue de la «tribu». Autrement dit : Dis-moi comment tu injuries, je te dirai qui tu es/hais. Ensuite, il y a le plaisir d'explorer un domaine où l'excès, l'outrance, l'obscène se mêlent à l'imagination, à la surprise, à l'invention. L'insulte, le gros mot, le juron rendent compte d'une transgression qui s'impose malgré les codes, les interdits, les sanctions. Tout le monde connaît et use plus ou moins de ces gros mots pour lesquels n'existent aucune méthode, aucun cours, aucune reconnaissance. Cette activité langagière est pourtant une constante. L'apprentissage de la langue s'accompagne toujours de la transmission de gros mots.
Quelles nuances entre gros mot, juron et insulte ?
Le gros mot est une expression grossière, crue, obscène, scatologique, qui offense la pudeur, s'affranchit des codes de politesse et de bienséance (le registre sexuel est le plus abondant). Par exemple, tout le monde s'accorde à dire (ou justement ne pas dire) que «bite», «couilles», «enculé» sont de vrais gros mots. Le juron, lui, permet à l'origine de... jurer. C'est-à-dire de prononcer le nom de Dieu dans des formules blasphématoires comme «nom de Dieu», «bordel de Dieu». L'insulte, elle, vise à outrager, à déstabiliser quelqu'un. Sa connotation agressive est très marquée : «abruti», «connard», «enflure», «fouille-merde» donnent une représentation dégradée de l'autre ; ce n'est pas pour rien que l'on dit que les mots peuvent blesser.
Quelle fonction ont ces mots ?
C'est souvent par l'apprentissage et la pratique des gros mots que l'enfant transgresse ses premiers tabous et découvre l'usage de la liberté : les cours des écoles maternelles sont des lieux privilégiés de transmission de cette poétique grossière. Il y a aussi une propriété purgative du gros mot, du juron et de l'insulte ; son énonciation traduit une tension et un soulagement plus ou moins intense, voire une forme de plaisir. On observera enfin que les gros mots ne sont pas vraiment des marqueurs sociaux, mais au contraire des éléments linguistiques transversaux : quel que soit le milieu, un «merde», «connard», ou «enculé» a droit de cité et signifie la même chose.
abécédaire :
Avorton
Le mot est construit à partir du verbe latin abortare, «avorter». Si le terme désignait autrefois un enfant mal développé, c'est vraiment moche aujourd'hui d'afficher son mépris envers les personnes de taille différente. En variante, on trouve «nabot», «demi-portion». En registre soutenu, l'exquis «Hercule de solderie» .
Bâtard
L'origine est incertaine, l'auteur retient pourtant celle du germain bansti , «grange», donc né dans une grange, ou de «bât», conçu sur le bât. Le terme désigne évidemment quelqu'un conçu dans le péché, puis un être souffrant d'un manque d'éducation flagrant. De nos jours, il retrouve une seconde jeunesse, utilisé en alternance avec «bouffon», notamment. Dire «bâtard de ta race», par exemple.
Charogne
Du latin populaire, «chair de cadavre». Même si le mot est entré en poésie avec Baudelaire dans les Fleurs du mal, le terme suggère un mépris doublé d'un dégoût assez vif, voire un écoeurement total. En variante, on trouve «ordure», «pourriture», «raclure». Le registre courant suggère «ignoble personne», «sale type». En breton, on dit gagn.
Enflure
Du latin, décidément riche, inflare , «souffler dans». Une augmentation de volume est anormale lorsqu'elle concerne une partie du corps, elle n'est pas normale non plus quand elle devient une injure, désignant un individu prétentieux et vaniteux, boursouflé de lui-même. Voir «salaud», «crapule».
Fada
D'origine provençale probablement, signifie «fée». Un coup de baguette magique peut assommer au point de rendre fou ou de faire en partie perdre la raison. L'insulte permet d'expliquer les paroles ou les actes incompréhensibles d'un individu. On a également «cinglé», «maboul», «dérangé», «fou», «a pété les plombs», etc.
Gredin
Du néerlandais greich . Souvent, c'est après coup que le gredin est démasqué et nommé comme tel. L'injure vient ponctuer la découverte d'un comportement malhonnête. On peut dire aussi «escroc», «fumier», «ordure», «bandit», «voyou».
Ka'cher
Ne pas confondre, cela signifie «chieur» en breton. Ajoutons le formidable laouenn dar, «cloporte», ou Mab ar c'hast, «fils de pute», ou encore Skider, «morveux», et on a de quoi tenir quelques soirées.
Maboul
De l'arabe mahbûl , «fou». Un terme exotique qui vient jusqu'à nous avec l'armée d'Afrique au XIXe. Se dit de quelqu'un dont le comportement s'éloigne de la normalité habituelle. Un peu ça va, c'est un grain, beaucoup maboul, c'est plus embêtant. On peut envisager «siphonné», «dingue», «déjanté».
Penchinet
Dans le Midi de la France, il y a le pastis, les cigales, et quelques injures pittoresques, dont celle-ci qui veut dire «individu qui se la pète». A rapprocher de «casse-berles» (casse-couilles), «rapaton» (racaille), «bigasse» (grande gueule), etc. «Bantariol» ? «Frimeur». Rien ne remplacera jamais le Sud. Sinon la Bretagne, peut-être.
Sagouin
Du portugais sagui, soit un petit singe d'Amérique du Sud. En joyeux, c'est un ouistiti, gai et espiègle ; en moins marrant, c'est quelqu'un qui travaille en dépit du bon sens. Une injure qui ramène son destinataire à un stade inférieur de l'évolution des espèces.